Interprétations


Avez-vous déjà vu une page de Talmud – c’est-à-dire des commentaires juifs au Pentateuque ?
Au centre de la page, le texte biblique, les versets de la Torah. Tout autour, des commentaires,
et des commentaires de commentaires ; parce qu’à chaque génération nouvelle, de nouvelles
questions se posent, et les Sages doivent y répondre en tenant compte du texte lui-même, des
interprétations que les maîtres du passé en ont proposées, et de la situation présente. Dans la
tradition juive, on dit que chaque mot de la Torah peut être interprété de septante manières
différentes – autant dire une infinité de lectures possibles. On dit aussi que le Messie ne
reviendra pas avant que chaque fidèle ait donné sa propre manière de comprendre les textes.

Ce mouvement de re–lecture a commencé déjà à l’intérieur du Premier Testament lui-même.
Un exemple parmi d’autres : le problème du droit donné (ou refusé) aux étrangers, et aux
personnes mutilées, d’entrer dans le Temple de Jérusalem. Le Deutéronome est très clair à ce
sujet : c’est interdit (Deutéronome 23,2-8). Or le prophète Esaïe affirme l’inverse : étrangers et
eunuques sont les bienvenus ; « leurs sacrifices seront reçus sur mon autel, car ma maison
sera nommée une maison de prière pour tous le peuples » (Esaïe 56,7). Esaïe répond ainsi à
un problème brûlant, posé par une situation inédite : les élites d’Israël avaient été déportées à
Babylone lors de la chute de Jérusalem (589 avant JC), et des étrangers de toutes provenances
s’étaient installés en Judée. Lorsqu’une partie des descendants d’exilés revient au pays, sept à
huit décennies plus tard, ils y trouvent une population bigarrée, d’origines et de cultures
diverses, qui a fait souche sur ce qui était la terre des déportés, dans ce qui était leurs villes.
Comment vivre ensemble en faisant place à tous et à toutes : aux rescapés de l’exil, aux
Israélites restés sur place, et aux immigrés de plus ou moins fraîche date ? On peut imaginer
les problèmes de cohabitation…
La Bible propose deux solutions diamétralement opposées. L’une dans les livres d’Esdras et
Néhémie, qui préconisent une séparation complète entre les purs descendants d’Abraham, et
les personnes venues d’ailleurs. Le livre d’Esaïe, lui, suggère autre chose : ouvrons les portes
des cœurs et du sanctuaire à toutes les personnes qui honorent le Shabbat, à savoir toutes les
personnes qui reconnaissent qu’elles ne sont propriétaires ni de leur temps ni de leur terre, et
qui reconnaissent en Dieu celui qui met à disposition et le temps et la terre.
Le récit des Cinq Sœurs présente un autre exemple de ce travail de relecture de la Torah ;
exemple d’autant plus intéressant qu’il se situe à l’intérieur même de la Torah (du Pentateuque).
Une situation imprévue se présente : seules des filles survivent à leur père ; qu’en sera-t-il de
l’héritage, que les préceptes divins réservaient aux garçons ? Il faut changer la Torah…

Nous abordons les textes bibliques avec des questions d’aujourd’hui ; entre autres, lorsqu’il
s’agit de parler du rapport entre hommes et femmes, des interrogations peuvent se lever sur les
rôles, les genres, etc. Il importe de ne pas oublier une première chose : d’abord, que certaines
de ces questions ne se posaient pas lorsque ces textes ont été écrits. On ne va pas chasser le
lion dans les bois du Jorat ou les Préalpes, on ne va pas trouver dans la Bible des réponses
directes aux problèmes de genres. Par ailleurs, le contexte historique et sociologique a très
profondément changé. La contraception, par exemple, prend une importance particulière dans
une période et une société, la nôtre en Occident aujourd’hui, où la mortalité infantile a
drastiquement baissé. Une chose est de pratiquer la contraception dans un monde où deux
enfants sur trois meurent avant l’âge de trois ans, ou dans un monde où la très grande majorité
des naissances se passent bien, et où la médecine offre une protection très efficace contre les
maladies et les accidents qui, ailleurs et en un autre temps, menacent de mort les vies fragiles
des tout-petits. Il importe de prendre garde à ces modifications sociologiques et culturelles
lorsqu’on aborde par exemple la question de l’homosexualité : à l’époque romaine, il s’agissait
d’un acte de pouvoir exercé par un maître sur un esclave. Deux hommes libres ne pratiquaient
pas l’homosexualité, parce qu’elle marquait la domination de l’un sur l’autre. C’est de cela que
parle l’apôtre Paul lorsqu’il aborde ce thème. Que dirait-il aujourd’hui ?

Mais on peut chercher dans la Bible une méthode de lecture : celle par exemple que propose
l’histoire des Cinq Sœurs en Nombres 27 ; et on peut y chercher des critères d’interprétation.
Jésus en propose un, lorsqu’on lui demande quel est le plus grand commandement (Marc
12,28-34, qui cite Deutéronome 6,5 et Lévitique 19,17) : l’amour, le respect de Dieu et des
humains. C’est à cette lumière-là que Jésus lui-même interprète les lois sur le Shabbat (Luc
13,17-17 ; 14,1-6). D’autres avant lui avaient proposé ce critère fondamental : quand un païen
demande au rabbin Hillel (Ier s. av JC) de lui réciter toute la Torah en se tenant en équilibre sur
un seul pied, il dit exactement la même chose : tu aimeras Dieu et ton prochain. C’est là toute la
Loi et les Prophètes !
A nous de relever le défi : nous avons le droit (la tradition juive dirait : le devoir) de donner notre
propre lecture du texte. Ainsi les textes peuvent s’incarner dans nos vies et dans notre monde,
toujours en lien avec les autres lectures, celles qui nous ont précédées, comme celles qui se
dégagent aujourd’hui.

Yolande

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